La pauvreté, c'est pour les autres

J'aimerais vous raconter un vieux souvenir toujours présent à mon esprit. Je vais le partager avec vous, histoire de m'en débarrasser un peu. Il ne m'en reste qu'un petit instant fugace. Juste une impression.

J'étais alors jeune étudiant en stage à Paris. Pour loger, j'avais trouvé un logement vacant en cité U. On m'avait bien fait la leçon : je n'avais le droit d'inviter personne. Mes études étaient destinées à me fournir une place intéressante dans l'industrie. Je me sentais un peu à l'abri du besoin, surtout que ce n'était pas encore vraiment la crise comme aujourd'hui : c'était en 1995, avant l'euro.

J'étais dans une station de métro, assis à côté d'un type bien habillé, 35 ans, sûr de lui, concentré à la lecture de son journal. Celui à qui je ressemblerais peut-être 10 ans après.

Là, je vois comme on voit beaucoup à Paris quelqu'un qui semble demander quelque chose aux gens autour de nous. C'est une jeune fille, habillée proprement, à peine de mon âge ; elle semblait faire la manche sans grand succès ni motivation. Elle s'approche de moi. Elle m'explique, la main vaguement tendue vers moi, que suite à un problème familial, elle s'est retrouvée à la rue depuis le matin et qu'elle cherche à se loger, même pas longtemps. Je lui explique alors que je ne suis pas parisien et qu'il m'est impossible de l'inviter à mon logement.

Là-dessus, elle se tourne vers mon voisin. Il ne l'écoute pas vraiment, prend machinalement son porte-monnaie et en sort une pièce de 10 francs qu'il laisse dans la main de la fille. Elle fond alors en sanglots. Le type, énervé et surpris, remet une autre pièce de 10 francs et s'en va, exaspéré. La fille est effondrée.

Je suis figé par la scène. Cette fille absolument seule est entourée par tant de monde. Suis-je plus coupable que cet homme qui s'est débarrassé de sa conscience pour 20 francs ?

Je pense que c'est la première pièce qu'elle recevait, celle qui a fait d'elle une mendiante.

J'ai l'impression d'avoir été l'observateur passif de cette vie à un moment où elle s'est brisée. Il est impossible de prévoir les trajectoires de vie. Ai-je décidé de la mienne ? À quel point ?

Peut-être cette fille a-t-elle pu retrouver un logement le soir-même ? Peut-être qu'elle a un poste très important dans une société du CAC40 ?

Peu importe finalement. Seule cette photographie me reste à l'esprit.

25 ans plus tard, je n'ai pas de place intéressante dans l'industrie, ni ailleurs en fait.

Commentaires

1. Le 6. avril 2017, 11h41 par AnneSofia

Le fait d'avoir à la fois gardé si longtemps cette scène à l'esprit et d'avoir eu l'impression d'être un observateur passif (A + B = culpabilité ?), révèle - selon moi - une certaine grandeur humaine... Un truc qui fait défaut à tellement, tellement d'élégants bipèdes (c'est triste à en pleurer d'ailleurs) ! Et peut-être que ce monsieur bien habillé se souvient de cette jeune femme... (noooon... tu crois ?!) Je ne pense pas non plus que l'on puisse prévoir la trajectoire de notre vie (elle serait si beeeeeeelle ). Tout au mieux, on peut avoir des projets (il faut d'ailleurs, ça permet d'avancer un peu quand même). Mais chaque morceau de vie se compose à grand coups d'aléas. Ce que l'on a, ce que l'on a pas, et que l'on aura jamais. On doit faire des choix, penser aux différentes possibilités, en fonction de ce que l'on peut faire et de ce que l'on ne peut pas, pour soi et/ou pour les autres ? Finalement, on prend toujours les décisions que l'on juge être les meilleures. Mais il arrive qu'une décision nous mène droit dans un mur, parce qu'on n'a pas pensé à tout. Parce qu'elle s'imposait de par la situation du moment... C'est ainsi que va la vie : il n'existe pas un jour où l'on ne se pose pas une question - même anodine - qui nécessite une réponse. C'est ce cheminement de choix / solutions qui nous amène là où nous sommes... Alors on peut être pauvre et le rester, on peut naître pauvre et mourir riche, on peut avoir été pauvre et être aujourd'hui de la classe moyenne... mais (j'insiste : selon moi) personne n'est vraiment responsable parce que les choix qui ont été faits par certains ne peuvent pas être les mêmes pour tous. Une chose est sûre : il est impossible de savoir ce qu'est devenue la jeune femme de ce souvenir tenace. Mais on peut juste espérer qu'aujourd'hui elle soit plus heureuse.
Je termine là dessus : "je suis fière d'avoir été pauvre, parce qu'aujourd'hui, je ne me contente pas de les regarder, d'en parler et de les comprendre : je souffre pour eux et avec eux !" (ASF).

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